Incivilités, violences… Le blues des chauffeurs de bus de la RATP

 

Bus - RATP - 3

 

 

Nos reporters ont embarqué pendant une journée à bord de différentes lignes de bus de Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise. Les incivilités sont légion et les machinistes font face.

 

C’est un passager distrait qui oublie d’appuyer sur le bouton mais qui traite de tous les noms le chauffeur quand celui-ci ne marque pas l’arrêt. C’est une passagère qui ne sait pas dire bonjour au machiniste mais qui trouve les mots pour lui reprocher de ne pas avancer assez vite. Face aux incivilités, les conducteurs de bus sont en première ligne.

 

A la longue, certains finissent par perdre leurs nerfs, à l’instar de cet employé RATP en action dans le Val-de-Marne qui vient d’écoper d’un jour de mise à pied suite à un conseil disciplinaire. Le mois dernier, ce père de famille avait giflé un collégien qui avait traversé devant son bus (le contraignant à piler) et l’avait insulté alors qu’il le sermonnait.

 

 

RATP - 3

Ce conducteur de bus a été sanctionné pour avoir giflé un adolescent. DR

 

 

Une pétition en ligne de soutien a reçu 340 000 signatures ! Parmi eux, des collègues du « talocheur » sanctionné. Tous ceux que nous avons interrogés le défendent : « Je me mets à sa place, cela aurait pu m’arriver… »

 

 

Augmentation des violences en 2017

Nous avons passé toute une journée, de 7 heures à 18 heures, à leurs côtés, à bord de bus circulant en Seine-Saint-Denis et dans le Val-d’Oise sur 4 lignes jugées « difficiles » par la profession. Sous couvert d’anonymat, ils se sont exprimés sans retenue, comme s’ils avaient besoin de parler. « On est conscient de la difficulté que peut avoir le métier de chauffeur de bus dans un environnement ouvert. », souligne Jean Agulhon, DRH du groupe RATP, évoquant aussi sa « grandeur », « la fierté de transporter la mère de famille, les collégiens… »

 

A ses yeux, ses forces vives sont en proie à un « phénomène de société », « le même que celui auquel est confronté l’instituteur », avec une montée en puissance de « l’irrespect » et de « l’impolitesse ». Il rappelle que chaque nouvel « entrant » a droit à l’équivalent d’une journée consacrée à la gestion et à la prévention des conflits avec la clientèle.

 

Selon l’entreprise publique, les atteintes physiques comme les outrages ou menaces à l’égard des machinistes ont augmenté en 2017 mais la tendance depuis le début de l’année est à la baisse. Ce qui est sûr, c’est que les pros du volant que nous avons croisés ne signalent plus à leur hiérarchie les brutalités verbales quotidiennes qu’ils subissent. Victimes d’une épuisante routine.

 

 

« Parfois on a envie de tout lâcher mais on encaisse »

 

RATP - 4

De façon anonyme, plusieurs chauffeurs nous ont décrit un quotidien parfois infernal. LP/Guillaume Georges

 

 

Dans son couloir réservé, Karim*, machiniste fraîchement embauché, est soudain bloqué par une camionnette à l’arrêt, warnings allumés et VRP volatilisé. Au bout de cinq bonnes minutes d’attente, une passagère, la cinquantaine, sort de ses gonds. « Pourquoi vous n’êtes pas passé à côté ? », sermonne-t-elle. « Laissez-moi faire, c’est mon travail, madame ! », défend le jeune homme, alors que son horizon se dégage enfin. Deux minutes plus tard, nouvelle interpellation.

 

« Eh, eh, l’arrêt ! », s’époumone une retraitée. « Il est supprimé en raison des travaux. C’est écrit dans le bus. », justifie Karim en poursuivant son chemin. La sexagénaire monte dans les tours. « Bonne journée ! », lui souhaite le pilote à l’arrêt suivant. « Ta gueule ! », remercie l’usagère en colère. « Avant de faire ce métier, je pensais que les insultes viendraient plutôt de la jeunesse. Ben en fait, non ! », commente l’agent dépité. C’est une matinée routinière pour lui. « On n’a rien demandé, on se fait allumer. Parfois, on a envie de tout lâcher mais on encaisse, c’est une fatigue morale. », souffle-t-il.

 

 

« Je ne suis pas Uber moi »

La veille, coincé dans un embouteillage en raison d’une intervention des pompiers, il a été pris pour cible par un automobiliste condamné à patienter sur le parking. « Il m’a dit : Vas-y recule ! Mais impossible pour moi de faire marche arrière. Alors il est sorti de son véhicule et m’a insulté : Wesh, t’as pas compris, tu fais le bâtard ! Puis j’ai eu droit au doigt d’honneur. Une passagère m’a soutenu : Ne vous prenez pas la tête ! Je suis resté zen », raconte-t-il.

 

Cet enfant des cités a les nerfs solides. « Mais à tout moment, on peut péter les plombs. Un jour, un mec m’a hurlé : La porte ! puis : Il dort lui ou quoi ? J’ai failli me lever et lui en coller une. », s’emporte-t-il. Il lui est aussi arrivé de recadrer un môme dans la rue, qui a poussé son « pote » sur la chaussée, l’obligeant à « piler ». « Je l’ai engueulé comme si c’était mon petit frère. », se souvient-il.

 

 

RATP - 5

Pour les chauffeurs de bus, les journées sont de plus en plus souvent crispantes. LP/Guillaume Georges

 

 

Pour l’instant, il tient le choc. « Mais j’ai un collègue qui a été recasé dans les bureaux, il a craqué. », regrette-t-il. Le dompteur de 19 tonnes s’étonne parfois des requêtes à bord. « On m’a déjà reproché : Vous êtes en retard, vous ne pouviez pas nous prévenir, on se les gèle, nous ! », hallucine-t-il. Des malotrus exigent aussi de descendre en dehors des arrêts. « Mais je ne suis pas Uber moi. », rappelle-t-il.

 

 

« Sur 1000 personnes, t’as cinq abrutis »

Pour l’heure, Karim croise les doigts, il a échappé aux « sales embrouilles ». « J’ai un collègue, pour une histoire de queue de poisson, il a été suivi jusqu’au terminus, on est dans le polar, là ! », frissonne-t-il. Malgré ce climat démotivant, il continue d’aimer passionnément son « taf ». « On croise des personnes âgées super-cool. En fait, sur 1000 personnes, t’as cinq abrutis. », chiffre-t-il.

 

Cet employé courtois ne relève jamais sa vitre anti-agression située près du coude droit qui lui permettrait de « garder une certaine distance » avec la clientèle. « Dans cette profession, faut savoir aimer les gens. Je suis tout neuf dans le métier, je me vois encore l’exercer longtemps. », pronostique celui qui gagne, selon ses horaires, jusqu’à 2000 euros par mois.

 

 

« Ce n’est pas la personne qu’on insulte mais l’uniforme »

Changement d’habitacle. C’est Daniel* au volant, un costaud qui n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. « Vous croyez que j’ai une tête à me faire emmerder ! », sourit-il avec sa trombine de méchant dans les James Bond. Pour autant, il n’est pas épargné par les noms d’oiseau, « du genre Tocard ! Ou Connard, tu vas pleurer ! » « Ce n’est pas la personne, ce n’est pas moi en particulier qu’on insulte mais l’uniforme. », analyse-t-il alors que son outil de travail est bondé.

 

 

RATP - 6

Malgré la vidéosurveillance, les machinistes sont agressés. LP/Guillaume Georges

 

 

Ce jour-là, son « collègue devant » a eu le malheur de tomber en panne. Résultat : un service a été supprimé. « C’est moi qui prends tout. », peste-t-il. « Ben alors, on vous attendait depuis 20 minutes. », tacle une mère de famille. « Pour les gens, on est des machines, pas des machinistes. Je sais me contrôler mais à la fin de la journée, t’as la haine. », prévient-il. Une affiche près de son siège énonce les « règles de civisme ». « Dans les véhicules sont interdits : les comportements irrespectueux, injurieux ou agressifs, à l’encontre […] du conducteur », lit-on.

 

 

« J’ai déjà vu deux femmes se tirer les cheveux pour une place »

Sous nos yeux, environ un usager sur deux ne dit pas bonjour. « Aucune politesse. », résume-t-il. Terminus, tout le monde descend. Daniel dispose d’une mini-pause. Il va taper la causette avec son camarade Mohamed. Lui aussi est submergé par la vague d’irrespect. « On nous parle comme si on était des robots. », fustige-t-il. Selon lui, les incivilités entre passagers gagnent du terrain. « Cela commence par une poussette mal pliée et ça finit en bagarre. J’ai déjà vu deux femmes se tirer les cheveux pour une place. », précise-t-il.

 

Au beau milieu de la route à travers un quartier sensible, il a aussi assisté au tabassage d’un ado par une bande de jeunes. « J’ai klaxonné pour qu’ils arrêtent de le frapper. », lâche-t-il.

 

 

« Je suis chauffeur, pas contrôleur ! »

En route vers une autre ligne. Hakim* est le seul chauffeur que nous avons rencontré à ne pas constater une flambée des incivilités. « En dix ans de carrière, je n’ai jamais connu de galère, jamais activé notre alarme discrète. », jure ce tchatcheur au poids plume. Mais à ses yeux, ou plutôt ses oreilles, un « gamin » qui le « traite de fils de pute », « ce n’est pas une incivilité ». « C’est un réflexe », excuse-t-il. Pour « éviter les débordements », il « anticipe les conflits ».

 

« La société devient de plus en plus agressive, alors je m’adapte. Faut savoir être flexible. On n’est pas au-dessus des gens. Le gars qui monte avec son casque sur les oreilles sans lever la tête, je m’en fous. A chaque fois que je vois une personne, je me dis : Elle a peut-être des soucis persos, sa femme vient de le foutre à la porte, elle a perdu son job… », estime-t-il. Il est prêt à accepter quelques entorses aux règles « pour que ça ne parte pas en vrille ».

 

 

RATP - 7 

Pour éviter les ennuis, certains chauffeurs ferment les yeux sur la fraude. LP/Guillaume Georges

 

 

« Celui qui embarque par l’arrière, exceptionnellement, je laisse faire. Idem pour celui qui descend par l’avant. Pourtant, il y a un sens interdit, c’est un logo qu’on comprend partout dans le monde ! », martèle-t-il. Il tolère également le cycliste crevé qui, en fin de soirée, s’incruste avec son vélo. « Si le bus n’est pas bondé, je lui dis : C’est interdit mais, OK, monte. », concède-t-il. Enfin, il ne rappelle pas souvent à l’ordre les fraudeurs sans ticket ni passe Navigo à présenter. « Je suis chauffeur, pas contrôleur ! »

 

 

« Le collègue s’est pris deux pêches »

Étape suivante avec Erwan*, dix ans de bitume au compteur. Il manœuvre avec la hantise de l’accident fatal, « des gosses qui font une crasse sur la route », qui « surgissent de nulle part ». « On se fait fréquemment des frayeurs. », recense-t-il. Ce qui est courant également, ce sont les dégradations du matériel, les tags, les pieds sur les sièges, les crachats… « Il y a des bus qui tournent depuis peu et qui sont déjà hyperabîmés. Ce qui est terrible, c’est qu’on s’y habitue. Il ne faut pas trop prendre les choses à cœur. », confesse-t-il avant d’avoir une pensée pour « le collègue qui s’est pris deux pêches ».

 

 

RATP - 8

« Tocard ! », « Connard ! »… parfois, les insultes pleuvent. Les coups aussi. LP/Guillaume Georges

 

 

Nous n’avons toujours pas le mal de car en cette fin d’après-midi. Voici David* aux manettes. Il n’a pas besoin de puiser longuement dans sa mémoire lorsqu’on lui demande à quand remonte la dernière incivilité. « Vous tombez bien, c’était il y a 30 minutes. Un gars occupé à parler bruyamment au téléphone a oublié de signaler l’arrêt. Et il m’a engueulé parce que je ne me suis pas arrêté. Je n’ai pas le choix, je laisse couler. », admet-il.

 

A l’heure de la sortie des classes, il n’est pas rare que « les jeunes en groupe veulent se montrer et se suspendent aux barres ». « Soit ils arrêtent, soit tout le monde descend. C’est leur sécurité qui est en jeu. », insiste-t-il. Lui a choisi d’isoler son poste de conduite avec la vitre anti-agression. « Il faut que les passagers gardent en tête qu’on n’est pas leur copain. Le transport en commun, c’est un service mais eux ne voient pas le service rendu. », dénonce-t-il, s’inquiétant d’un « manque croissant de savoir-vivre ».

 


 

Bus - RATP

 


 

Source :

http://www.leparisien.fr/info-paris-ile-de-france-oise/transports/incivilites-violences-le-blues-des-chauffeurs-de-bus-de-la-ratp-09-10-2018-7915107.php

 

Note :

* Tous les prénoms ont été changés.

9 commentaires

  1. On a laissé faire pendant des décennies, voilà le résultat. La France donne une triste image à des touristes, qui ne peuvent que constater cela et s’en étonner. Paris est aussi un haut lieu de toutes ces incivilités. Tout le monde se fout de tout, comme vous dites « ça devient la jungle ».
    Bonne journée

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.