Adaptation : l’expédition extrême de l’explorateur-chercheur Christian Clot [Vidéos]

 

Christian Clot - Canoé

 

 

Désert, jungle, Sibérie et Patagonie : quatre traversées, quatre fois un mois en solitaire. C’est ce qu’a réalisé Christian Clot, explorateur, pour son projet « Adaptation ». L’idée est simple : survivre aux pires conditions que connaît la planète, bardé de capteurs, pour étudier et mieux maîtriser les capacités d’adaptation du corps et du cerveau humain. Il nous a raconté son expérience et ses espoirs que cela serve à mieux nous préparer aux crises à venir.

 

 

De l’effondrement des écosystèmes à l’avènement des intelligences artificielles, qu’on soit branché optimisme ou apocalypse, une chose est certaine : au 21ème siècle, pour les humains, tout devrait changer. Et nous allons devoir faire preuve de rapides capacités d’adaptation pour rester à flot. Heureusement, nous disposons pour ça d’un atout majeur : notre cerveau. En situation de crise, il réalise des prodiges mais ces mécanismes restent entourés de mystère et mieux les comprendre pourraient nous permettre de mieux les exploiter.

 

C’est le pari qu’a pris Christian Clot. L’explorateur chevronné, adepte des expéditions scientifiques, a monté le projet « Adaptation ». Puisque les situations de crise, imprévisibles par essence, échappent aux mesures des scientifiques, il a décidé de partir, bardé de capteurs et de protocoles de mesures, dans les coins les plus extrêmes de la planète pour étudier les mécanismes de réaction du corps et de l’esprit poussés dans leurs retranchements.

 


 

Time : 2 mn 16 / [1/4]

 


 

Entre septembre 2016 et mars 2017, il a accompli quatre traversées en solitaire d’un mois chacune : dans le désert iranien (jusqu’à 60 °C à l’ombre), en Patagonie, en Sibérie et en Amazonie. Aridité, humidité, froid ou chaleur extrêmes pendant 30 jours, précédés de 3 ou 4 jours accompagnés par des scientifiques, photographe et camérawoman, pour mettre en place les protocoles et immortaliser l’évènement.

 

Alors que les laboratoires analysent encore les nombreuses données ramenées par l’explorateur, et avant qu’il ne reparte sur le terrain, avec un groupe de vingt personnes cette fois, pour étayer et enrichir ses hypothèses, Christian Clot a fait une halte à Paris, pour nous raconter ses traversées, au bout du monde et au cœur des capacités cognitives de l’être humain.

 

 

Usbek & Rica : Quel est le rapport entre survivre seul dans le désert pendant un mois et les facultés d’une population à s’adapter à des changements profonds ?

Christian Clot : J’ai été sur différents terrains de crise, tsunami, déplacements de population suite à des inondations ou autre, et j’ai été intrigué de constater que les réactions que j’observais chez les personnes victimes de tout ça étaient très proches de ce que j’observais aussi en expédition. Et ça a été mon premier déclic : on manque de données, de compréhension sur ce qui se passe chez une personne en train de traverser une crise. Si on arrive à mieux documenter les mécanismes en jeu, on pourra peut-être mieux préparer les gens à traverser ces crises.

 

 

Se placer en situation aussi extrême est indispensable pour comprendre comment l’être humain réagit aux crises ?

Ces situations présentent deux avantages. Elles nous imposent d’abord d’aller chercher au fond de nos ressources. Lorsque je suis confronté à un danger de mort, quand je me fais embarquer par une vague ou que la chaleur est de 60 °C ou 80 °C au sol, je dois trouver en moi les fonctions, des possibilités que je ne connais pas forcément pour survivre. Et les outils de mesure que j’emmène avec moi vont nous aider à mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans ces cas-là.

 


 

« Une crise c’est quelque chose qui nous place en déficit par rapport à nos capacités de compréhension »

 


 

Le deuxième intérêt, c’est qu’on s’approche au plus près de ce que vivent les personnes en situation de crise, en tout cas plus fidèlement qu’en laboratoire, où l’on est forcément rassuré au sein d’un milieu sécurisé. Quand je parle de crise, je ne parle pas forcément de danger de mort. Perdre un chat peut être une crise pour une personne qui y était profondément attachée, ça peut être un drame absolu. Une crise c’est quelque chose qui nous place en déficit par rapport à nos capacités de compréhension. Ça peut être tout et n’importe quoi mais ça déclenche à chaque fois dans le cerveau un mécanisme similaire, dans notre manière de réagir, de l’intégrer, de l’accepter et de construire de nouvelles capacités qui nous permettront d’avancer.

 

 

Christian Clot - Expéditions

 

 

Votre projet part du constat que nous serons selon vous tous confrontés à des crises globales dans les années à venir. « Adaptation », le nom de ces expéditions, c’est le mot clé pour l’avenir ?

Il y a dix ans, les rapports sur le climat parlaient exclusivement de « réduire l’impact » climatique. Depuis quelques années, on commence à dire qu’il faudra aussi s’adapter. Ça émerge. Ça ne veut pas dire qu’il faut arrêter de faire des efforts, il faut réduire notre impact mais quoi qu’on fasse, on va vers un changement climatique de plus en plus profond. C’est inéluctable. Il faut apprendre à s’adapter à des conditions changeantes. Si à un moment donné il fait 36°C, ce n’est pas forcément un drame. S’il fait – 20°C non plus. Il faut l’accepter et construire les conditions pour s’y adapter.

 

Et il n’y a pas que le climat. On oublie souvent de parler des déchets par exemple. Dans certains pays, les sols sont tellement saturés de plastiques qu’on ne peut plus cultiver. On est aussi en train de détruire des écosystèmes entiers, ça va aussi avoir un impact fort sur nous.

 


 

« Nous avons cette force en tant qu’êtres humains de faire des erreurs, avec nos émotions, nos sentiments et nos décisions irrationnelles »

 


 

Le deuxième grand phénomène des années à venir à mes yeux, c’est l’impact du transhumanisme et du développement de l’intelligence artificielle. Je ne partage pas l’idée que l’IA pourra un jour remplacer l’intelligence humaine. Mais ça nous questionne forcément, il faudra tout de même développer notre intelligence cognitive et questionner ce qu’est l’humain. Je crois notamment que l’humain a évolué grâce à ses erreurs. De même que la nature n’est pas parfaite et avance par ses imperfections. Les systèmes de haute technologie, eux, ne sauront pas faire d’erreurs. Nous avons cette force en tant qu’êtres humains de faire des erreurs, avec nos émotions, nos sentiments et nos décisions irrationnelles. Je pense que c’est ce qui peut nous sauver et par conséquent, il faut l’accepter, et travailler pour mieux comprendre comment nos cerveaux fonctionnent, travailler à développer l’intelligence cognitive, l’intelligence émotionnelle.

 


 

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Nous n’aurons donc pas besoin d’être augmentés pour nous améliorer ?

J’ai vu des gens sur le terrain faire des choses inimaginables. J’ai vu des personnes faire des sauts de plusieurs mètres de hauteur alors que si je leur avais demandé de sauter dans cette pièce-là, maintenant, ils auraient au maximum atteint 50 cm. J’ai vu des gens trouver en eux des solutions extraordinaires pour sortir de situations sur le papier inextricables. L’humain n’a pas encore besoin de machine pour s’augmenter. Il a déjà des capacités en lui qu’il faut qu’on aille creuser pour, pourquoi pas, devenir capable de les mettre en oeuvre de manière volontaire, alors que ce sont pour l’instant des réactions inconscientes, des réflexes face à du stress ou de la peur. Le transhumanisme est un espoir fabuleux pour permettre à des personnes handicapées de marcher à nouveau ou pour redonner la vue à des aveugles. Mais implanter des puces dans le cerveau sur des fonctions cognitives qu’on ne comprend pas encore complètement, c’est aller un peu vite…

 


 

« On ne peut pas faire changer quelqu’un tant qu’il n’a pas une vraie raison émotionnelle de le faire » 

 


 

Vous parlez d’intelligence émotionnelle comme d’une ressource. C’est une clé pour apprendre à nous adapter ?

J’ai acquis une certitude absolue : on ne peut pas faire changer quelqu’un tant qu’il n’a pas une vraie raison émotionnelle de le faire. L’émotion est indispensable. On doit donc mieux comprendre comment les mécanismes de l’émotion fonctionnent. Comment le cerveau fonctionne pour changer, pour créer un nouveau paradigme ? Il faut comprendre le cerveau et notre système d’intelligence globale, pas seulement ce qu’on a dans la tête. Cela comprend nos neurones stomacaux, notre capacité d’écoute, de sensations, etc.

 


 

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Notre incapacité à changer suffisamment vite nos comportements face au changement climatique tient justement à ce que le danger n’est pas palpable, d’après le psychologe Per Espen Stoknes. Votre espoir est-il de trouver les leviers cognitifs pour enclencher ces changements avant de subir les catastrophes ?

Oui, nous pouvons subir des cyclones ou des vents violents mais ça reste ponctuel ou éloigné. On ne peut pas emmener tout le monde à Saint-Martin pour en prendre conscience. La solution passera par la compréhension des schémas de gestion des crises dans le cerveau, pour qu’on puisse inoculer, non plus « t’es en train de vivre un drame, réagis », mais plutôt « prépare-toi et utilise des méthodes de compréhension personnelles, sensitives, émotionnelles de ce que tu vis et travaille dessus pour améliorer la situation ».

 


 

« Le Dasht-e Lut en Iran soumet à des températures allant jusqu’à 60°C à l’ombre, qui peuvent même faire fondre les cellules gliales du cerveau, nous placer en situation de mort subite assez importante »

 


 

Vous avez déjà accompli 4 expéditions en solitaire dans le cadre de ce projet. Comment avez-vous choisi ces terrains « parmi les plus extrêmes de la planète » ?

Nous avons choisi les milieux pour leurs conditions extrêmement variables. En Patagonie, les vents changent tout le temps, il faut réagir en permanence. En Amazonie, il y a une présence animalière très prégnante et pourtant qu’on ne voit pas, avec tout ce que ça crée comme inquiétudes et peurs primaires potentielles. Le Dasht-e Lut en Iran soumet à des températures allant jusqu’à 60°C à l’ombre, qu’on est incapable de gérer en terme cognitif et qui peuvent même faire fondre les cellules gliales du cerveau, nous placer en situation de mort subite assez importante.

 

 

Christian Clot - 2

Le désert du Dasht-e-Lut, en Iran. Un des endroits les plus chauds de la planète

 

 

Mais le but n’était pas d’y survivre au sens propre. J’avais ma nourriture avec moi. Je devais occuper mon temps à effectuer les mesures, à étudier comment mon corps et mon cerveau étaient impactés par le milieu plutôt qu’à chasser pour manger. Et je me déplaçais tous les jours pour ne pas avoir un camp fixe créant une situation de « confort », autant que cela puisse l’être dans ces milieux.

 

Le choix de 30 jours est aussi celui d’avoir un temps assez long pour créer un cycle complet d’adaptation, avec un moment de déficit par rapport à la situation, un moment où on commence à s’adapter un peu, un moment où on se fatigue, un moment où on a trop de fatigue pour continuer à fonctionner, etc.

 


 

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Les données issues de ces expéditions ont déjà produit des résultats ?

Nous avons des observations concrètes, mais pas de résultats définitifs. La nuance est importante car on ne peut pas tirer de conclusion sur un cas unique. Mais dans les grandes tendances, on a vu par exemple comment le cerveau avait une évolution plastique, avait créé de la masse par endroits et détruit de la masse dans d’autres endroits, sur une période d’à peine 30 jours. Les zones pariétales, les zones de la mémoire ont été impactées, ainsi que les zones émotionnelles. Il y a vingt ans, personne n’aurait jugé ça possible.

 

Sur la partie physiologique pure, on a aussi vu comment la chronobiologie était impactée. La plupart de ces milieux empêchent d’entrer en sommeil paradoxal, le repos ne se fait pas tout à fait et la faculté à régénérer nos facultés non plus. Il y a aussi tout un travail sur la notion de temps. Que veut dire le temps, comment le perçoit-on dans une situation difficile ? Ce sont des notions très importantes pour l’adaptation. Ma perception a totalement évolué selon les milieux. On sait tous qu’un moment heureux peut passer en une seconde et qu’une journée où on est malade peut ressembler à un mois entier. Mais quels sont les mécanismes dans notre cerveau pour justifier ça, alors que la seconde concrète de la montre est toujours la même ? C’est une chose très peu comprise aujourd’hui.

 

Je suis une fois tombé à l’eau en Patagonie. J’ai été pris dans un tourbillon de glace, ça a été très compliqué de m’en sortir. J’ai eu l’impression de rester trois longues heures dans l’eau. Or il se trouve que j’avais une caméra étanche sur moi à ce moment-là. Une fois de retour à la maison, quand on a dérushé les images, ma chute dans l’eau durait 22 minutes. C’est à la fois très long et beaucoup plus court que ce dont j’étais persuadé. Pour des raisons qu’on ignore aujourd’hui le cerveau nous envoie un message sur le temps qui n’est pas le bon par rapport à ce qu’on vit. Il y a sûrement une raison à ça. Mais ce serait intéressant de la comprendre, et peut-être de mieux la maîtriser.

 

 

Les expéditions en groupe permettront d’apporter plus de réponses ?

Oui, d’abord parce qu’aucune des vingt personnes qui partiront, à part moi, n’aura jamais connu de genre d’expériences. Sur les 10 femmes et 10 hommes sélectionnés, certains n’ont jamais quitté la France, ou la Suisse. Nous pourrons étudier les réactions individuelles mais aussi comment évolue le groupe en tant qu’entité propre. La question du leadership sera un axe de recherche, à côté de la biologie, de la physiologie, de la psychologie, de l’éthologie et de l’épigénétisme.

 

J’attends aussi énormément des études sur la synchronisation du temps, à travers l’épigénétisme et certains neurones sociaux. On a déjà observé à plusieurs reprises que les cycles menstruels des femmes se synchronisaient dans des situations complexes. Donc il se passe des choses biologiques au sein d’un groupe et on veut étudier s’il y a aussi des choses qui se synchronisent au niveau du cerveau. Nous devrions partir d’ici fin 2018, si nous finissons de trouver les financements. On est prêts, les études scientifiques sont prêtes, on attend plus que le budget.

 

 

Christian Clot - 3

 

 

Qu’est-ce que ces expéditions vous ont appris, à titre plus personnel ?

C’est compliqué de tirer des conclusions sur ce que j’ai ressenti ou compris car j’ai personnellement ces questionnements depuis 10 ans que je mène ce genre d’expéditions. Mais deux convictions en moi ont été renforcées. L’importance de la peur d’abord. La peur n’évite pas l’erreur mais c’est une vraie ressource, une alerte qui signifie que je suis en déficit par rapport à quelque chose. Il est fondamental d’accepter et d’écouter nos peurs pour comprendre quel est ce déficit. Aujourd’hui, on a tendance à refouler nos peurs et puisqu’on ne les comprend pas, elles deviennent un vrai levier de pouvoir pour les politiques qui les exploitent. Le refus de la peur aboutit aussi à un refus du risque. Beaucoup de sociétés dans le monde veulent supprimer le risque. Or, une société ne peut pas avancer sans risque. On doit rééduquer les gens à ce qu’est la peur et comment retravailler avec. Sinon le fruit de sa peur se réveille d’un coup et là on est complètement bloqué…

 


 

 « Je me suis mis à travailler volontairement cette notion d’émerveillement chaque fois que quelque chose se passait mal »

 


 

Et la deuxième conviction ?

C’est l’importance de l’émerveillement. Chaque fois que j’ai été confronté à une situation difficile, j’ai pu m’en sortir parce que quelque chose m’en a donné envie. Un animal, un beau paysage, un souvenir, une envie d’aller vers quelque chose, n’importe quoi. Je me suis mis à travailler volontairement cette notion d’émerveillement chaque fois que quelque chose se passait mal. Chercher quelque chose autour de soi qui puisse susciter le plaisir, émerveiller. J’ai envie de défendre cette notion, de réapprendre à s’émerveiller. C’est dur à dire à des gens qui vivent des crises : quelqu’un qui vient de perdre sa femme ou son mari, le message de l’émerveillement ne peut pas passer tel quel, il faut le travailler en amont. Il faut que les gens apprennent à s’habituer à aller chercher, dans les circonstances les plus difficiles de leur vie, la chose aussi ténue soit-elle qui peut leur faire du bien.

 

Christian Clot pour Usbek & Rica

 


 

Christian Clot - 4

 


 

Source :

https://usbeketrica.com/article/christian-clot-humain-pas-besoin-machine-augmenter

 

Article :

Christian Clot / Usbek & Rica

 

Vidéo :

[1] Teaser Adaptation Solo – ADAPTATION Expeditions / YouTube

[2] Origine des recherches Adaptation 4x30jours – Adaptation 4×30 days / YouTube

[3] Adaptation end of Siberia expedition part1/2 – ADAPTATION Expeditions / YouTube

[4] Adaptation end of Siberia expedition part2/2 – ADAPTATION Expeditions / YouTube

 

Photo :

Pour illustration

9 commentaires

  1. Je n’ai pas encore lu la totalité de l’article mais je peux d’ores et déjà dire que je partage complètement ce point de vue et j’espère que nous irons vers cette voie. Transcender l’humain en faisant confiance aux ressources qu’il a en lui.
    Je te remercie Aphadolie et je reviendrai lire la suite. Belle journée ! 🙂

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  2. On peut remarquer que la machine est, en un certain sens, le contraire de l’outil, et non point un outil perfectionné comme beaucoup se l’imaginent, car l’outil est en quelque sorte un prolongement de l’homme lui-même, tandis que la machine réduit celui-ci à n’être plus que son serviteur; et si l’on a pu dire que l’outil engendra le métier, il n’en ait pas moins vrai que la machine le tue.


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