Ville en faillite : la vie sans fonctionnaire

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Synopsis vidéo :

Des villes en banqueroute, des services publics qui ferment, des citoyens qui refusent de payer plus d’impôts et qui décident de remplacer eux-mêmes les fonctionnaires : ce n’est pas une fiction mais une réalité aux États-Unis.

 

Et si cela nous arrivait aussi ?

 

Reportage dans ces villes qui vivent la faillite au quotidien et où les habitants remplacent parfois les policiers, les éboueurs, les jardiniers

 


 

Central Falls

 

 

 

La ville de Central Falls est située dans le comté de Providence, dans l’État du Rhode Island, aux États-Unis. Fondée en 1730, la ville fut séparée administrativement de Lincoln en 1895.

 

Ici, la faillite est déjà déclarée, et cela se voit. A Central Falls, petite ville de 19.000 habitants juste au nord de la mal nommée Providence, la capitale de l’Etat de Rhode Island, tout a l’air fatigué. Les routes ne sont pas complètement pourries, mais craquelées, bosselées et sales. Les maisons, de trois étages le plus souvent, pour superposer trois familles, ont oublié d’être entretenues. Beaucoup ont été saisies, les fenêtres sont murées de planches, et les ronces reprennent le contrôle des jardins. Beaucoup d’habitants sont aussi en faillite. A la vue d’un étranger, certains tentent leur dernière chance : « Z’auriez pas un dollar ? »

 

Lundi dernier, au moment même où le pouvoir fédéral à Washington évitait – de justesse – le défaut de paiement, Central Falls s’est déclaré en faillite, sous le régime du chapitre 9, qui protège temporairement la municipalité de ses créanciers. Une démarche encore rare pour une ville, mais qui risque de devenir plus fréquente, redoute-t-on ici.

 

« Sur un budget de moins de 17 millions de dollars [11,9 millions d’euros, ndlr] cette année, nous avons un déficit de 5,6 millions. Avec aussi 80 millions d’engagements qui n’ont pas été provisionnés pour payer les retraites », explique le juge Robert Flanders, chargé depuis quelques mois de rééquilibrer les finances de la ville, et adepte de mesures radicales. « Ce n’était plus tenable. »

 

Dans les rues de Central Falls, les habitants se disent « choqués » et « peinés pour la ville », mais avouent aussi qu’ils s’attendaient un peu à cette faillite.

 

« Ça fait longtemps qu’on n’est plus Chocolateville », résume Jerauld Adams, un jeune agent immobilier qui tente de maintenir en vie la bibliothèque.

 

Au 18ème siècle, la rivière locale avait attiré l’un des premiers fabricants américains de chocolat, qui avait donné ce surnom de « Chocolateville ». Des dizaines de fabriques textiles avaient suivi, qu’on devine encore aux grands entrepôts de brique rouge, à l’abandon ou reconvertis. Dans l’une de ces fabriques, où l’on tissait des chaussettes, puis des bandages, jusqu’à ce que la production se délocalise au Mexique, Gary Reedy tente de faire survivre un petit atelier de couture, spécialisé dans les costumes de danse sur mesure :

 

 « Le problème est qu’on a tout laissé partir. D’abord les usines sont parties à l’étranger, puis maintenant les services. Les seules activités qui restent dans notre pays, c’est l’éducation et la santé, ou des tout petits business, comme le mien. » 

 

Ce matin, sur sa dizaine de machines à coudre, trois ouvrières seulement assemblent tutus et rubans.

 

« J’ai dû réduire mes effectifs, soupire encore le patron. La reprise, je ne l’ai pas vue ici, en tout cas pas pour moi : ces deux dernières années n’ont vraiment pas été bonnes. Et je pense qu’on n’a pas encore touché le fond. »

 

 

Corruption

La dernière récession a « exacerbé » les problèmes à Central Falls, mais les racines du mal sont « profondes », explique Robert Flanders, le juge redresseur des comptes municipaux.

 

« Le problème central est que la ville a conclu avec ses employés des contrats qu’elle ne peut plus se permettre », expose-t-il. « D’autant moins que les fonds prévus n’ont pas été alloués comme ils le devaient. »

 

Le maire, démocrate comme il est de tradition à Central Falls, est le sujet de plusieurs enquêtes pour corruption. Il reste en fonction, mais dépossédé de tous ses pouvoirs.

 

 « Je ne sais pas ce qu’il fait, peut-être est-il en train de jouer au golf », nous a répondu son frère, promettant de transmettre notre demande d’interview…

 

L’Etat de Rhode Island, qui a longtemps bouché les trous du budget municipal, acceptant même de financer les écoles de la ville depuis les années 90, est à bout de souffle et a nommé le juge Flanders pour trancher dans le vif. Tandis qu’au niveau national le compromis entre démocrates et républicains repousse la nécessaire révision des prestations sociales, à Central Falls le juge Flanders veut imposer des coupes immédiates. Le 1er juillet, il a fermé la bibliothèque municipale et a licencié ses six employés. Idem avec le centre communautaire, qui venait d’être rénové. « C’est très triste », glisse une habituée de 91 ans, rencontrée sur le chemin du Dunkin’Donuts : au lieu du repas qu’elle prenait au centre pour 3 dollars, elle s’offrira ce jour-là tout juste un café.

 

« Ceux qui prennent ces décisions financières auraient quand même pu penser aux enfants, qui pouvaient faire du sport ici et qui n’auront plus rien d’autre à faire que traîner dans la rue ou rester enfermés à la maison », s’indigne David, un des rares étudiants du quartier. « C’est la prochaine génération qu’on est en train de sacrifier. »

 


 

 


 

« Drames »

Mais ce n’est pas tout : la déclaration de faillite a permis au juge Flanders de modifier les contrats de tous les employés et retraités de la ville. Pompiers et policiers, qui pouvaient se retirer après vingt ans de service et toucher 50% de leur dernier salaire, ne recevront plus que la moitié de leurs pensions, a décidé le juge (en graduant toutefois les coupes, un peu moins raides pour les plus âgés et les plus pauvres).

 

« On oublie que les policiers ne touchent pas de bonus comme dans le secteur privé, même si je fais 100 arrestations, mon salaire n’augmente pas ! », grommelle le colonel Joseph Moran, chef de la police de Central Falls.

 

« Vingt ans de service dans la police, pour les gens qui ne connaissent pas notre travail, cela peut paraître peu », poursuit le colonel, qui aligne vingt-huit années de maison et aurait pu – jusqu’au 1er août – faire valoir ses droits à une retraite non amputée. « On sous-estime les risques psychologiques de notre métier, le fait d’être sans cesse confronté à tous les drames des habitants. »

 

 

A la caserne des pompiers, l’indignation est la même :

« Notre régime de retraite peut paraître généreux, mais il avait été accordé en échange d’autres concessions, comme de moindres hausses de salaire », rappelle John Garvey, le chef des pompiers. « En même temps, on nous demande aussi de payer plus pour notre assurance maladie, il y a des gens qui n’y arriveront pas ! »

 

 

Tout le monde n’est pourtant pas mécontent de ce coup de massue asséné aux flics et autres « fonctionnaires ».

 

« C’est pas ça qui va nous faire pleurer », synthétise Brian, 13 ans, dont la famille, originaire de Porto Rico, maîtrise mal l’anglais. « S’il y a moins de flics après ça, tant mieux, on sera peut-être un peu plus tranquilles. En ce moment, comme ils ont besoin d’argent, ils nous mettent des amendes pour un oui ou un non, soi-disant qu’on n’est pas assis du bon côté de la route ou que les poubelles sont pas au bon endroit. »

 

A 31 ans, Edward Hernandez a également l’impression que la ville dans laquelle il a grandi est tombée sur la tête : « Tout est devenu complètement étrange », fronce-t-il, tandis qu’il s’accorde une pause avec ses compagnons, employés pour l’été au nettoyage d’une école. « Les flics qui ont travaillé toute leur vie dans l’espoir d’une retraite découvrent soudain qu’ils ne toucheront que la moitié de ce qu’on leur avait promis. Et nous qui travaillons, nous gagnons souvent moins que ceux qui vivent de l’aide sociale. »

 

La moitié des familles de Central Falls vivent des différentes subventions de l’Etat, allocations chômage, pensions d’invalidité ou coupons alimentaires, maugréent Edward et ses deux collègues :

 

« Et on les voit au supermarché : nous, on a juste les moyens de remplir un sac de courses, et eux, ils en remplissent deux ! »

 

Quelques maisons plus loin, Joan Facha, corpulente grand-mère de 53 ans, n’a plus de dents pour répondre avec le mordant qui s’imposerait :

 

« Dans mon cas, je peux dire quand même que je gagnais plus quand je travaillais chez Taco Bell [une chaîne de restauration rapide, ndlr]. Je touchais 300 à 400 dollars par semaine, contre 700 dollars par mois maintenant avec ma pension d’invalidité. »

 

Avec cette allocation, celle d’une de ses filles et des coupons d’aide alimentaire, Joan fait vivre sous son toit une demi-douzaine de personnes.

 

« Aucun de mes quatre enfants ne travaille », avoue-t-elle. « Ils ne trouvent rien, ou rien qui leur convient. »

 

 

« Emprunt »

Pourtant à Central Falls, parmi ceux qui ont le plus souffert de la crise, on rencontre aussi l’espoir et la volonté, très forte, de se tirer de cette mauvaise passe.

 

« Je fais des pertes sur les trois maisons que j’ai achetées », confie Jaime Rua, gestionnaire immobilier, arrivé de Colombie à 8 ans avec ses parents qui avaient trouvé à s’employer dans le textile. « Pour l’une de mes maisons, j’ai pris un emprunt de 150 000 dollars, et elle ne vaut plus que 80 000. Pour les deux autres, pareil. Mais je tiens le coup, en prenant des locataires dont le loyer est subventionné par le gouvernement. Tant que ces programmes fédéraux continuent, ça va, je suis assuré de toucher mes loyers. »

 

Jaime sourit, un peu forcé : « Et d’ailleurs, j’ai bien envie d’acheter une nouvelle maison. On peut en acheter aujourd’hui à 30 000 ou 40 000 dollars. C’est le moment d’investir ! »

 


 

Source :

https://en.wikipedia.org/wiki/Central_Falls,_Rhode_Island

https://www.liberation.fr/futurs/2011/08/08/a-central-falls-plus-dure-est-la-chute_753803/

 

Article :

Lorraine Millot, Envoyée spéciale à Central Falls / Libération

Publié le 8 août 2011

 

Vidéo :

[1] Ville en faillite : la vie sans fonctionnaire – Documentaire Société / YouTube

 

Photo :

Pour illustration

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